CHAPITRE IX
Chroniques mytanes (extraits).
« Les données », d'Ikhan En Sue.
Rien n'est parfait. Les Mytans ne le sont pas et les castes ne sont pas aussi nettes que nous voulons bien le croire, pour d'obscures raisons génétiques. Rien ne naît parfait. Parmi les mutants que la société mytane laisse survivre (je parle des mutations à l'intérieur même des sous-groupes mutés), les plus nombreux sont des braines ou beeses fortement mâtinées de myste, non prépondérant, que l'on appelle respectivement « maines » et « meeses », mais l'on rencontre aussi quelques marshes, brashes, barshes, breeses, weeses, baines et autres fort rares waines. Si les mots « bryste », « byste » et « wyste » n'existent pas, il ne faut pas croire que les gènes mystes se protègent mieux que les autres des récessions mais simplement que la caste ne tolère pas les « accidents ».
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Norah savait qu'elle était en ville, depuis longtemps. Quelques sy l'avaient aperçue, d'autres avaient entendu parler de l’ille au ksin rouge, et Diter lui rapportait régulièrement qu'un braine ou un autre l'avait croisée. Il avait verrouillé le port – du moins il s'était assuré que personne ne la prendrait à son bord – et il attendait. Elle viendrait, immanquablement, se jeter dans ses griffes pour fuir la pression de Diter.
Mais Diter était venu le premier, en proie à une colère et une excitation telles qu'aucun qwest ne devrait en tolérer. Norah se méfiait de l'état psychique qui habitait Diter depuis Sal-la Danid : le qwest aveuglait son raisonnement de sa monomanie et il commettait des erreurs, trop d'erreurs, jusqu'à s'aliéner définitivement l'acen-ser et, au-delà, l'intelligentsia de la Citadelle. S'attaquer au favel était un suicide politique… Pourtant, cela avait fonctionné : elle était sortie au grand jour, elle avait fanfaronné devant un parterre d'a-mutes dégénérés et une poignée de sous-sy minables, elle avait accepté le piège.
Diter avait exulté.
— J'ai ma preuve ! Jamais un ille n'aurait levé un doigt pour le moindre hiume. Audh-ille est une bâtarde none !
Quelle preuve ? Norah n'était pas dupe, le qwest ne croyait pas ses propres assertions, il ne convaincrait personne, il n'essaierait même pas. Diter voulait se débarrasser du ksin et enfermer Audh-ille pour lui seul, la travailler jour et nuit jusqu'à ce qu'une vérité l'illuminât.
Le bateau sur lequel ils lui feraient traverser le détroit à fond de cale était prêt. Bien encadrée, bien préparée, elle avouerait avant qu'ils abordassent Ad-Anevraz et le qwest Diter-braine se précipiterait à la Citadelle, afin d'apprendre aux evres qu'Island fabriquait des sur-nones pour mettre Mytale à genoux. Et peut-être qu'il avait raison, peut-être qu'on leur serait tellement reconnaissant qu'un do-Norah commanderait l'armée chargée de nettoyer Island et que Diter entrerait au saint des saints. Mais pour l'heure, Norah-a-khan n'aspirait qu'à venger l'affront.
L'heure approchait.
Hier, il s'était éveillé avec un pressentiment délicieux. Allongé sur sa natte crasseuse dans sa chambre crasseuse, il avait savouré cet avant-goût de revanche, les paupières closes, à s'en faire exploser les papilles. Et quand il avait trouvé la force de s'extraire de son rêve, le ksin était là, en face de lui, le poil flamboyant dans la clarté aurorale, ses yeux fous braqués sur les siens. Le moment avait duré, invulnérabilité contre haine, menace contre promesse, puis le ksin s'était détourné, d'un coup, pour franchir d'un bond le cadre vide de la fenêtre et le toit percé du bâtiment qu'elle jouxtait. Puissance, aisance, beauté, souplesse, Norah était fasciné, même pas jaloux, par la supériorité de son ennemi. Fasciné au point de l'affronter seul, à découvert, sans tous les artifices de tricheur qu'il avait préparés des nuits durant, pour survivre. Seul.
Oui, il aurait aimé pouvoir offrir cette mort à la mémoire de tous les Chasseurs, à l'admiration de tous les do, à l'immaturité de tous les jeunes qui se forgeaient au duel : Norah, celui qui avait défié le ksin, pour l'esthétique du combat, pour le plaisir de toucher le plaisir suprême quelques instants, un seul et bref instant. C'était cela l'aboutissement philosophique que tout warsh devrait nourrir : combattre la mort sans espoir de lui échapper. L'acte.
Seulement l'acte aurait duré un millième de seconde et le ksin lui aurait volé sa gloire et sa jouissance. Voilà où résidait l'immunité des illes. Quelle espèce de dément perverti se suiciderait dans un duel sans combat ? Norah tuerait le ksin dans le trou qu'il lui avait creusé, à coups de pierres.
Aujourd'hui, il allait enlever la petite none, Ryline, pour attirer Audh-ille au port.